Pour ma tranquillité, arrivée seule en vélo, je me suis installée sur ma serviette de bain tout près d'une famille : un truc à moi pour éloigner les importuns qui ne manquent jamais, mâles frustrés. La famille : papa, maman, tonton et tata, et une petite fée de 7-8 ans, queue de cheval châtain clair sous casquette de jockey, membres fins sur corps gracile: une petite fée allumette ! Armée d'un gobelet en celluloïd transparent , elle "pêche" dans l'eau du bord les cailloux blancs à défaut d'ablettes trop rapides ou des gros poissons-chats sombres aux moustachesr trop méchantes, à vouloir vous mordiller les doigts de pied. A 3 mètres des adultes qui jacassent sans cesse, elle suit son rêve aquatique, et n'interrompt leur conversation que pour montrer les dernières merveilles de sa cueillette. Ses allées et venues devant moi, telle une danse muette (elle ne me parlera jamais, m'a-t-elle seulement vue ?), me font sentir toute la distance entre le monde de l'enfance et celui des "grandes personnes".
C'est vrai que l'eau est toute transparente et animée. Les libellules froufroutent sur l'eau, queue à queue, leur danse impudique. Les petites perches, sous 50 cms, défendent en attaques éclairs leur territoire : elles ont "pondu" leurs oeufs et ventilent de la queue un rond où les cailloux sont plus blancs, débarrassés des micro-algues. Le moindre importun qui fait frémir l'eau à moins d'un mètre a droit à une poursuite éclair. Des petits alevins nouveaux nés frôlent la surface explorateurs téméraires, car les oiseaux pêcheurs passent souvent. Et quand on s'avance dans l'eau, plus profond, à 3 mètres du bord, une forêt vierge aquatique surgit. Il faut se lover à la nage bien en surface pour nager au dessus des algues et avancer dans le lac. C'est revenant d'une "longue" nage à 100 mètres que j'ai trouvé Manon (telle était le nom de Fée-Allumette, 20 fois crié par sa mère) juste devant ma serviette de bain : elle avait, avec les cailloux blancs, "construit" un petit port dans les 5 centimètres d'eau du bord. "C'est joli" lui ai-je lancé en rejoignant ma place. "C'est un bassin pour les petits poissons que je vais attraper", me répondit-elle toute fière. "Attraper les poissons ? avec quoi ?" "Avec çà !"... et d'aller chercher, au bout de sa perche, le petit filet à crevettes blanc qui fait rêver tous les enfants des bords de mer.
"Manon, ne dérange pas la demoiselle !" cria la maman... et l'échange en resta là, d'autant que leurs Majestés les Cygnes, inquisiteurs et surtout affamés, venaient mendier. 5 cygnes d'un coup qui, sans se gêner, s'approchèrent du petit groupe familial : sans doute des habitués, car le tonton tira de sa musette du vieux pain qu'il leur distribua en morceaux généreux.
Je m'étais remise à lire (Cosmofobia à 382 pages... j'en suis à la 297ème !) quand j'ai entendu un clapotis devant moi : un gros cygne, vraiment sans gêne, se trouvait debout, les palmes dans l'eau, à 3 mètres du pied de ma serviette, me tournant le dos, ignorant superbement ma présence. Il entreprit de se nettoyer : les plumes sous les ailes d'abord, à droite puis à gauche, les plumes du dos ensuite, enfouissant son bec dans le duvet et le lissant... J'admirais la souplesse de son cou, capable d'amener le bec là où il voulait... mais la suite m'époustoufla : monsieur le Cygne entreprit de se nettoyer... les plumes du derrière, et même le petit orifice rose qui trônait au beau milieu de ce blanc croupion. Il me sembla même qu'il y plongeait son bec... dans ce trou... Soudain, apparemment satisfait, il arrêta l'opération, se redressa tout entier, le cou bien droit... et fit tomber dans l'eau des boulettes de déjection blanchâtres... l'eau dans laquelle je venais de me baigner ! Tout guilleret et content de son exploit, il partit en sifflant de satisfaction !
Je crois que ma petite fée-allumette n'a pas vu à ce spectacle scabreux : sans que je m'en aperçoive, la "famiglia" était partie. Il était 17 heures, je suis à 3/4 d'heure de vélo, et je suis partie aussi, le charme de l'après-midi un peu rompu !
Pourtant, c'est si beau un cygne !