Mais il m'énerve ! il m'énerve !
Ce gros sanglier mâle solitaire ! Doit bien peser ses 120 kgs ! Heureusement d'ailleurs, parce que quand il me fonce dessus, il ne peut pas s'arrêter.
Moi, chevrette légère, j'ai fini par en faire un jeu : à côté d'un tronc de chêne liège, un peu robuste, je lui sors un petit chevrotement de défi : il démarre au quart de tour, tête baissée, ses énormes défenses blanches pointant vers ma fourrure blanche , et fonce ! Hop, un petit bond derrière le tronc, et cet idiot se tape le tronc avec un grand coup sourd. Heureusement, ce n'est pas la saison des glands : j'en serais toute arrosée, tellement çà secoue l'arbre ! Et moi, derrière le tronc, je rigole et lui fais le même coup un peu plus loin, derrière un autre chêne. Je suis plus agile que lui : je sais sauter sur un rocher, alors qu'il doit faire le tour, et quand il arrive sur un talus, j'en bondis alors qu'il hésite à sauter en bas ! Un gros balourd !
Il n'est pas complètement idiot heureusement ! Au bout de 3 jours de ce grand guignol, à se faire des farces, il a compris qu'il n'aurait jamais le dessus, et que je ne suis qu'une chevrette inoffensive. Il se contente de me voir arriver maintenant en levant son énorme groin, grogne un coup, mais j'ai compris qu'il est aussi bigleux qu'il a l'ouïe fine et l'odorat développé. Il me voit mal. Alors j'arrive "dans le vent" pour qu'il sente bien mon odeur, que je ne suis pas un chasseur en T-shirt blanc, bref qu'il se rassure ! et je pousse des petits cris de chevrette gentille. Du coup, maintenant, çà va ! Je peux même mener ma quête de bourgeons parfumés à ses côtés, pendant que lui farfouille le sol.
Et je l'accompagne même à son "bain" : la "baignoire", c'est une immense flaque de boue brune, où je n'oserais pas risquer mes "converses" de chèvre, de peur de les salir.. Lui se vautre, se roule avec délices, s'y frotte le dos, pattes en l'air, ventre obèse s'étalant sans pudeur, queue frétillante de satisfaction. Puis debout, s'ébroue comme un jeune chien : distance, hein, parce que çà arrose et çà tache à 5 mètres à la ronde ! Ensuite, épuisé, il se couche !
C'est après un de ces "bains" dans sa bauge que j'ai pu lui parler. Excusez-moi, mais c'est un peu du style MSN : il ne parle pas, il grogne, et en plus, il a un crin sur la langue, et il "chuinte" !
Moi : "C'est quoi ton nom ? "
Lui : "Grrnuff ! un gnon, chè koi cha ?"
Moi : "??? ... bon, çà fait rien, moi, je t'appelle Grisou ! Pourquoi t'es toujours tout seul ? elle est où ta femme ? "
Grisou (secoué de rires) : "
Grrniff ! Grrniff ! MA femme ? quelle idée ! MES femmes ! toutes les laies que che rencontre et que che flaire comme "mûres" chont à moi, grrniff !"
Moi (très savante !) "Alors tu es polygame... et tu as plein d'enfants, de petits marcassins".
Grisou : "Les chtits, ch'm'en fous ! pas mon affaire ! affaire de femmes, chà ! Mais ch'il y en un tout chtit qui traîne, perdu et à moitié-mort, che le croque ! Ch'adore le chtit marcachin de lait ! N'avaient qu'à pas quitter leur mère, voilà !"
Moi : je me tais, horrifiée...
Mais lui continue : "Mais ch'adore quand ils deviennent grands ! Chà fait plein de petites laies adorables au printemps ! et alors che chuis très occupé à m'occuper d'elles, hein" (gros rire gras de Grisou !)Moi : "et les garçons alors ?" Grisou :"Faut pas qu'ils traînent pas là, hein ! si che les vois à tourner autour d'une de mes filles, che les étripe ! avec mes défenses, font pas le poids devant moi ! De toute façon che chuis le seul solitaire du coin : pas de concurrent !" Je ruminais un moment ! Ce vieil égoïste, puissant,
cruel et si sûr de lui : il m'impressionnait !
"
Quand même, Grisou, d'être toujours tout seul comme çà, tu dois t'ennuyer ! jamais d'amis ?"
Grisou :"
Tu es jeune, chevrette ! les amis, vois-tu, ch'est illusions de jeunesse ! Jeunes, en bande, nous allions à plusieurs grapiller dans les vignes de la vallée. Les vendangeurs ont sorti les fusils et chiens, et che chuis le seul churvivant ! Non, pas d'amis ! dangereux, on che fait repérer et alors gare !"
Moi : "Et ils viennent jamais te chasser, toi ?". Grisou :"Chûr, qu'ils viennent ! Ch'ai déjà ouvert le ventre de plus d'une dizaine de leurs chiens ! Rusé, moi ! che connais toutes les sentes, les passages sous les fourrés; mon odeur attire les chiens : il en est toujours un qui che perd, seul, derrière moi. Alors son compte est bon ! et le chien étripé, hurlant à terre, terrorise les autres qui arrivent ! Che chuis déjà loin ! Et, toi, chevrette, écoute le conseil d'un vieux solitaire : méfie-toi des amis... Pour s'amuser avec toi, ils sont tous là ! Mais, s'il y a danger ou pépin, sur 10, il ne t'en restera qu'un ou 2, au plus." Soudain Grisou leva son groin et huma l'air...
"
Chevrette, monte la pente, là devant toi, puis va à droite contre le vent. Va y avoir du grabuge ! Allez ! oucht ! file vite !" J'entendis des aboiements et, à triples bonds, me sauvais par la voie que Grisou m'avait désignée. Derrière moi, les aboiements s'amplifièrent, devinrent vacarme, puis s'éloignèrent... Les chiens étaient sur la piste de Grisou sans doute....Le lendemain, dans la vallée, le maître d'un énorme bouledogue se lamentait. Le vieux solitaire avait laissé son molosse pantelant, éviscéré, sous un fourré ! Les petits enfants, que ce gros chien terrorisait quand ils allaient à l'école, respirèrent mieux !
Ceci est le 13ème des contes de la chèvre