Caribette au Québec, j'avais un peu le mal du pays : chevrette en France, j'ai l'impression de retrouver mes racines.
De plus, il a bien plu, l'herbe est haute, on peut s'y rouler à loisir... et c'est justement en faisant des galipettes en roulé-boulé du haut d'un talus verdoyant qu'hier m'est arrivé une rencontre surprenante : un objet métallique dur et rond, que j'ai dû bousculer, m'a suivi en bas du talus... Rond, plat, un cercle blanc, des signes cabalistiques, 2 aiguilles et surtout un bruit régulier.
Je flairai du bout de mes narines cet objet, et voici qu'il se met à me parler !
"Aide-moi !"... Petit saut de côté de surprise : puis, je suis revenu flairer la "chose".
"Aide-moi !"
"Qui es-tu, toi qui es enfermé dans cette boîte ?" ai-je demandé
"Je suis ton maître, le TEMPS, et cette boîte est une montre : elle me permet de parler au monde..."
"Moi, je ne parle pas, je chevrote ! les moutons bêlent, les oiseaux gazouillent, les loups hurlent, les renards glapissent, les vaches meuglent, et toi tu fais un drôle de bruit comme "tic tac"... C'est çà que tu appelles parler au monde ?"
"Le tic tac que tu entends, ce n'est pas une parole, tu as raison, chevrette ! Ma parole, ce sont mes deux aiguilles et leur écartement, vers les signes que tu vois sur le pourtour du cercle... Il suffit de savoir les interpréter... Seuls les humains peuvent lire sur une montre ! Mais une chevrette est trop bête !"
Furieuse et vexée, je donnais un coup de sabot sur le boîtier métallique qui roula plus bas, sur le talus : "Je ne suis pas une imbécile ni une bête, comme tu dis ! Quand l'aube se lève et que la rosée s'évapore sur la prairie, je sais qu'il est temps d'aller manger et grappiller, quand les ombres s'allongent, je sais qu'il est temps de rentrer dans ma cabane. Tous les animaux se débrouillent sans montre. Il faut être un animal dégénéré pour avoir besoin d'une montre !"
La montre sembla soupirer; "Tu as raison, chevrette : les hommes sont un peu des animaux dégénérés... N'empêche que je suis ton Maître, le temps ! Mais, s'il te plaît, donne-moi un autre coup de patte, que je roule plus loin".
J'avais affaire à un "Maître" maso ! il voulait que je le torture...Eh bien, il allait voir ce qu'il allait voir : le boîtier rond, je le shootais d'un bout à l'autre de la prairie, et il n'est pas une motte d'herbe qu'il n'allât visiter. Après un coup de patte particulièrement réussi qui le fit monter à un mètre de hauteur, un peu inquiète, j'allais voir de plus près : le tic tac fonctionnait toujours, et il me sembla même plus nerveux qu'avant...
Puis : la montre me dit "Merci, chevrette ! Tu ne peux pas savoir quel service tu m'as rendu !"
"Montre, qui te prétends parole du Temps, et donc mon Maître, tu dois être un peu folle. Je t'envoie valdinguer en tous sens sur cette prairie et tu me dis merci !"
"C'est que, vois-tu, j'ai un mécanisme bien spécial, qui reprend de la vigueur automatiquement s'il est agité... Tu viens de me remonter"
"Remonter le Temps, mais c'est mon rêve ! Toute chevrette que je suis, je ne sais plus gambader ni batifoler comme lorsque j'étais petit cabri, j'ai l'impression de m'engourdir, et j'ai tellement peur de devenir une vieille bique cagneuse qui perd ses poils!"
"Ce n'est pas ce que j'ai dit, chevrette : tu as remonté le mécanisme de la montre, mon signe pour parler aux hommes, comme le sont les horloges des clochers et mille autres gadgets qu'ils ont inventé, mais remonter le Temps, on ne le peut pas, et même moi, le Temps, je ne le peux pas : il faut que j'aille de l'avant, toujours de l'avant. Je laisse derrière moi joies et peines, civilisations, immenses empires mais aussi guerres et destructions... Je n'y peux rien ! en avançant, j'engendre un monde fou qui s'autodétruit. Certains me traitent de monstre qui dévore ses enfants... Et je ne peux, chevrette, te rendre ta souplesse de jeune cabri. Merci quand même de m'avoir remonté... et si tu me retrouves, s'il te plaît, fais-moi encore faire un grand tour de pré, çà remontera le mécanisme : une fois par mois suffira !"
L'ennui, c'est qu'une chevrette ne sait pas ce qu'est un "mois" !
Je laissais donc là cet objet étrange, sans doute perdu par quelque humain, en me promettant toutefois de m'amuser encore avec lui, si jamais je le rencontre de nouveau...Ceci est le 19ème conte de la Chèvre : pour lire les autres contes, cliquez sur la catégorie "contes de la chèvre"
Je suis venu te dire un petit aurevoir et bien sûr t'embrasser.
Bien à toi Cabrinette.