Chevrette et fillette
Dur l'hiver pour une chevrette ! Je
déteste ce froid, ce brouillard glacé rampant au matin , ce soleil
paresseux ! et ma prairie à l'herbe roussie par le gel n'est plus
appétissante ! Heureusement, une vieille femelle humaine sort tous les
matins d'une maison voisine, m'apporte une fourchée de foin, remplit
mon auge d'eau...Alors, couchée sur la paille de ma cabane, je rumine et rêve... des beaux jours, de l'été, de souvenirs agréables.
L'été dernier ! une belle et chaude après-midi !
Arrive dans ma prairie une enfant d'homme, à la longue chevelure chataîgne dorée. Habillée de rien, un paréo de soie multicolore, elle serre sous ses bras une petite table pliante, un siège en toile, et, à sa main, un sac plat semble lui peser... Elle s'installe à la limite de l'ombre d'un grand arbre, déplie table et tabouret au soleil ... tire du sac un objet étrange qui s'ouvre, découvrant des rangées de boutons, et elle s'asseoit . Le paréo a glissé à terre. Curieuse, je m'approche derrière elle, à un mètre. Son dos est nu, sauf 2 ficelles, en haut et autour des reins, qui semblent tenir on ne sait quoi ! Elle appuie sur un bouton et l'engin étrange sur la table ronronne doucement. Des signes étranges, des images, des couleurs apparaissent.
Encore plus curieuse, j'avance : cette enfant sent bon ! Des parfums de lavande, de chèvrefeuille, de fougère... Envoûtée par ce musc étrange, je pose ma tête sur la frêle épaule. Surprise, la fille se lève brusquement et je détale à 10 mètres, fais 2 larges tours en cabriolant autour d'elle et de la table. Puis je reste immobile, un peu loin....
Nous nous regardons, figés. Elle fait mine d'avancer vers moi, je fais mine de détaler... On n'attrape pas une chevrette facilement ! Alors, docile, elle se rasseoit et pianote sur les touches de son engin. Trop attirée par son odeur, je reviens à elle. Du coin de l'oeil, chacune surveille l'autre... mais, cette fois, elle me laisse. Je remets mon cou sur son épaule, enivrée de son odeur ! Tête contre tête ! Elle glisse une main dans les poils de mon cou et semble apprécier la douceur du poil angora !
"Comment tu t'appelles ?" me demande-t-elle d'une voix cristal. Pourquoi les enfants comprennent-ils tout de suite le langage des animaux ?
"Personne ne m'a jamais donné de nom ! La vieille dame, qui est peut-être ma propriétaire, pousse de bêtes bêlements pour m'appeler... Mais je ne suis pas un mouton !"
"Alors, moi, je vais te donner un nom : tiens, j'ai une idée ! Tu veux bien que je t'appelle CAPRI..., parce que tu fais des CAPRIces !"
"Et, toi, je dois t'appeler comment ?"
"Moi, c'est Aude, mon petit nom ! Dis-moi, Capri, tu m'aimes ?"
"J'adore ton odeur !"
"Oui, parce que je me suis lavée les cheveux avec un shampoing aux herbes ce matin ! Mais MOI, pas mon odeur, MOI, tu m'aimes bien, dis !" Elle me pose cette question d'un ton presque suppliant !
Je réponds : "J'aime bien ta peau lisse et sans poils, couleur d'ambre, mais j'aime aussi tes longs cheveux couleur des feuilles dorées en Automne ! "
"Oh, que c'est joli ce que tu me dis, là, Capri ! mieux que ce que me disent les garçons à l'école. Mais tu réponds pas à ma question : MOI, tu m'aimes , dis !"
Pour lui répondre, je hume un moment, à sa grande surprise, en bas de son ventre, que cachait un petit triangle de tissu, puis je lui réponds : "Bah, tu sais, Aude, tu es comme moi, tu es pucelle ! Nous les animaux, nous flairons un moment comme je viens de te le faire pour savoir si on peut s'aimer... Il y a des jeunes boucs qui viennent de temps en temps me flairer comme çà ! Ben, pour le moment, tu es comme moi, tu n'es pas encore mûre ! Je peux aimer ton odeur, tes cheveux, tes parfums, plein d'autres choses... mais c'est tout ! Mais oui, j'aime bien être avec toi, parce que tu sens bon !"
Un peu déçue, semble-t-il, par ma réponse, elle se remet à pianoter, et je pose à nouveau ma tête sur son épaule...De nouvelles images inondent le rectangle brillant devant elle, tandis qu'elle remplit nerveusement des lignes de signes étranges.
"Tu fais quoi là, Aude ?"
"Je continue mon blog, je viens ici pck ici mon ordinateur portable capte le Wifi. Chez mes grands parents, où je suis en vacances, je peux pas ! ici, il y a pas loin une maison qui émet des ondes Wifi ! Je pirate, quoi ! Tu le diras pas, hein !"
"Tu sais, les grandes personnes ne parlent jamais à une chevrette ! donc çà risque pas ! mais c'est quoi, çà , un blog ?"
"Dans un blog, tu mets tes idées, tes pensées intimes, des images ! Tiens !"
Elle saute de son tabouret, fouille son sac, en tire une petite boîte brillante, s'éloigne à 3 pas, et met la boite devant ses yeux. Un éclair s'échappe, et je détale à 10 mètres.
"Faut pas avoir peur, Capri, je t'ai juste prise en photo. Comme çà demain tu seras dans mon blog !"
Elle délire, cette petite ! "Je veux rester dans ma prairie, moi, je veux pas aller dans ton blog ! Je comprends pas ! Tu veux m'enfermer ? çà jamais !"
"Mais non, Capri, t'es bête !"
"Exact, je suis une bête !"
"Oh, pardon" , dit Aude "je voulais pas te vexer !"
"Tu ne me vexes pas, c'est la réalité : d'ailleurs toi aussi tu es une petite femelle d'homme !"
Là, c'est Aude qui parait vexée : "Oh ! je ne me voyais pas comme çà !"
Silence gêné !... "çà fait rien, tu sens délicieusement bon. Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu fais un blog ?"
"Tu vois dans la maison de mes parents, il y a plein de livres sur des rayons. Ce sont des gens qui sont morts et pourtant ils existent toujours, à cause des livres qu'ils ont laissés. Moi, je suis malade et je vivrais peut-être pas longtemps : alors je fais un blog pour vivre après ma mort, un peu comme les gens qui font des livres... Et puis, on existe pour plus de gens à la fois, quand on fait un blog : demain, des tas de gens du monde entier pourront te voir dans ton pré, à cause de mon blog..."
"Je comprends pas grand chose à ce que tu me dis : je sais pas ce que tu appelles "mort" et mon monde à moi, c'est ce pré et les chemins autour ! Bon, tes bonnes odeurs m'ont donné faim, je pars manger !"
Aude est revenue, chaque jour de soleil, l'après-midi, pendant 2 semaines. Parfois avec un petit chien gris perle qui s'acoquina avec moi, et nous faisions des jeux de courses et de feintes sans fin, autour de la table d'Aude...Un soir, elle m'a annoncé qu'elle repartait... et je ne l'ai plus revue. J'ai chevrotté quelques jours, pour l'appeler...
finalement je l'aimais peut-être, ELLE !
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la petite fille ca serait pas un peu toi osi ?