A Lyon, un des jours qui précèdent la Toussaint, c'était un rite : avec mon père, on allait toujours à pied au cimetière pas très loin de chez nous, lui et moi.
En général, le ciel pleurait ou fronçait les sourcils. Il n'y avait personne de notre famille dans ce cimetière lyonnais, mais mon père tenait à visiter la tombe d'un ancien camarade de travail. Avant d'entrer dans le cimetière, il fallait résister aux offres de la dizaine de garnements du quartier qui offraient, contre piécettes, leurs services pour porter les fleurs sur la tombe. Pour eux, de fraîche immigration, le cimetière n'était pas lieu de souvenirs, mais occasion d'argent de poche.
Du côté où on entre depuis chez nous dans ce cimetière, il y a une énorme bâtisse, avec un dôme comme une église, où de 9h à 12h et de 14h à 17h en semaine on peut brûler les morts. Les Samedi et Dimanche, on leur fout la paix. J'ai su, plus tard, que cette bâtisse s'appelait un "crématorium". Je ne voulais pas être brûlée ! ... des fois que je ne serais pas tout à fait morte, ce serait horrible !
Et puis, il y avait les tombes des autres morts, ceux qu'on avait enterrés. Des tombes bien rangées les unes à côté des autres, très serrées. Dans un cimetière, c'est pire que dans le TGV ou l'avion : on est très serrés, pour l'éternité !
Je lisais les noms et les dates sur les tombes : la plupart des gens étaient morts très vieux. Le plus souvent, le Monsieur était mort avant la dame. Il y avait des tombes familiales où les dates s'alignaient sur 2 siècles : 1814, 1935, etc... Le plus souvent, on ne savait pas pourquoi les gens qui étaient sous la pierre tombale étaient morts... sauf une tombe, que je remarquais à chaque fois, celle d'une fille de 16 ans qui était morte en 1944 et derrière la date, était noté : "
victime du bombardement de Lyon".
Il y avait des tombes où une étiquette en métal rivetée marquait "
Fin de concession. Prendre contact avec la division funéraire". Mon père m'avait expliqué que les morts de ces tombes n'avaient probablement plus de familles pour payer la location du terrain à la ville. Donc ils risquaient d'être expulsés et leur tombe détruite. "Et leurs os, qu'est-ce qu'ils deviennent ?" demandé-je à mon père... Il ne savait pas et m'avait suggéré que les os allaient peut-être dans une "fosse commune"... Mais celle-là, que j'imaginais comme une sorte de cratère de volcan avec plein d'os blancs et de crânes au fond, n'avait pas de monument, et je ne l'ai jamais trouvé.
Pendant que mon père était devant la tombe de son copain, moi, j'allais voir mes morts à moi : il y a dans le cimetière un coin où, cachées derrière de grosses tombes en pierre sombre (que je détestais et trouvais moches), se dressent quelques croix en bois très simples avec un seul nom "
Anonyme" et la date de la sépulture. Pas de pierre, à peine un tumulus de la taille d'un lit. Dans mon esprit de pré-adolescente, çà devait être les tombes des clochards que je rencontrais dans certaines rues de Lyon : alors, j'allais voler quelques fleurs dans les énormes bouquets posés sur les tombes en pierre, à l'occasion de la Toussaint, et je posais une fleur au pied de chacune des modestes croix. Et, contente, j'allais rejoindre mon père, qui ne savait rien.
Il y a une époque, il y a 3 ans, mon coeur allait très mal et je fus persuadée que je n'en avais plus pour bien longtemps à vivre. J'ai alors supplié mes parents de ne jamais me mettre dans ce cimetière de Lyon : trop de tombeaux laids, et on est trop serré. Dans le Lot, il y a un joli petit cimetière en surplomb de la vallée. Je vais le voir presque chaque été : tout de suite en entrant à droite, sur la tombe d'un jeune homme mort accidentellement il y a 10 ans, il y a toujours une jolie guitare en pierre du pays. Je voulais être près de lui, et du vieux chêne derrière le mur du cimetière.