Le correcteur de philo.
Voilà,
M. D..., prof de philo, soumis comme chaque année au pensum de la correction du bac, vient de recevoir dans 4 enveloppes format ministre ses 100 copies.
Pas de chance ! l'an passé, il avait
100 copies de série S,
coéf. 3, des matheux qui ne concèdent pour la plupart à la philo qu'une copie simple, 4 pages maxi
(M. D, est payé 5 € la copie), des raisonnements carrés, taillés à la hache d'une logique primitive qui ne s'encombre pas de nuances ni de complications. Pour un matheux (ou qui se croit tel), le monde a la rigueur des équations et des chiffres.
Cette année 2009, c'est la série L qui échoit à M. D...
Ces élèves de L, c'est la misère pour un correcteur de philo : avec leur coefficient 7, ils se croient tous obligés de remplir au moins 7 pages, de faire une introduction ampoulée et interminable ! des raisonnements tarabiscotés, de longs apartés transforment leurs 3 parties -thèse antithèse synthèse en un supplice pour le lecteur, ... des copies 2 fois plus longues à lire, et pourtant payées elles aussi 5 €.
Les "L" adorent la littérature, et se font un devoir de transformer la philosophie en littérature. En les lisant,
M. D... ne sait s'il doit humer la joliesse des mots et des tournures de phrases, ou traquer la logique du raisonnement. Il y a 4 ans,
M. D... a même trouvé un alexandrin égaré dans une copie !
Une demie-heure de lecture par copie en moyenne, 10 minutes pour la noter et écrire quelques lignes justifiant la note. Celles que
M. D... préfère, ce sont certaines copies de filles à la grosse écriture ronde : plus l'écriture est épaisse, moins il y a de texte, plus ça se lit vite !
Mais pas le temps de traîner : le 2 Juillet,il faudra rendre ces 100 copies annotées et corrigées.
De retour à la maison, ses énormes enveloppes sous le bras,
M. D... squatte d'autorité la grande table à manger du salon : sortir de chaque enveloppe les 25 copies, les classer en 3 tas : un tas par sujet. Cà remplit vite une table familiale !
Car, pendant 10 jours, la famille de
M. D... sera au pensum : on mangera à la cuisine, la télé familiale est à horaires restreints et papa, qui trône au salon au milieu de ses copies, n'en sortira que pour manger l'air absent, cheveux en bataille, teint blême.
M. D... attaque d'abord le commentaire de Schopenhauer :
"Le Monde comme volonté et comme représentation", ... roue de secours de ceux qu'a intimidés la sécheresse des deux autres sujets. S'y sont ralliés les candidats les moins inspirés, ceux aussi qui auront la sécurité d'une note moyenne, entre 8 et 12, à moins que ce choix du "commentaire" ne dévoile au contraire leurs failles dramatiques. Un gros tas de copies, rendu boiteux par la double épaisseur des rabats cache-nom et qui menace de s'écrouler sur le carrelage en bas de la table s'il n'était étayé par quelques gros manuels. Les copies souvent les moins inspirées, mais aussi les plus simples à corriger : le candidat est guidé par le texte, les questions imposent les réponses, tant de points pour chacune des parties de la copie, cumul des points en fin de copie.
Le désastre, c'est quand
M. D... trouve, parmi ces candidats qui ont pourtant choisi la facilité, des erreurs énormes, des solécismes navrants, des fautes d'orthographe indignes de la section L.
M. D... sait très bien que s'il met moins de 7 à une copie de philo à coéf 7, c'est la condamnation à mort quasi-assurée du candidat.... au mieux l'oral de rattrapage.
Et
M. D... est contre la peine de mort... et contre l'oral de rattrapage, dans des salles surchauffées par le soleil, en plein Juillet, avec des candidat(e)s qui arrivent en sueur, un peu hagards, la peur au ventre, les larmes au bord des yeux.
M. D... est un tendre qui croit en la bonté de la nature humaine.
Disons que ces copies portant sur le commentaire de Schopenhauer, et qui représentent plus de la moitié des 100 copies, il y en a jusqu'au 22-23 Juin.
L'enfer, c'est après !
Les candidats sérieux, les risque-tout, ceux qui se seront engagés sur les voies royales des vrais "sujets" de philo, non sur le choix médiocre du commentaire.
"Le langage trahit-il la pensée ?" "L’objectivité de l’histoire suppose-t-elle l’impartialité de l’historien ?"
Curieusement, ce dernier sujet n'a attiré que peu de candidats, sans doute ceux qui visent Sc. Po : 15 copies !
M. D... a décidé qu'ils seront donc les derniers corrigés. Ces 15 copies seront les témoins de ses yeux exorbités et fatigués, de la fin de son martyre, et de celui de sa famille : quand il ramènera au Centre Académique les 100 copies corrigées, les enfants pourront enfin réintégrer la table du salon, et traîner devant la télé, vivre comme avant, d'autant que les vacances seront déjà entamées.
Le plat de résistance de
M. D..., il le sent, ce sont les 35 copies qui ont choisi le sujet "traître" :
"Le langage trahit-il la pensée". Un sujet dont l'élève habile pourra tirer partie pour montrer tous les mécanismes qui piègent les rapports humains, et qui peut s'envoler autant vers l'ambiguité du SMS téléphoné que vers l'analyse du non-verbal contredisant en gestuelle ou mimique les mots prononcés. Ce sujet,
M. D... le sait d'avance, est un bon sujet : là il trouvera les notes entre 14 et 18 que, chaque année, en grande âme qu'il est, il s'impose de placer sur quelques copies choisies. Le genre de sujet où, si l'on n'atteint pas le Paradis, on est très vite entraîné vers l'abîme, il est vrai, car
M. D..., parfois déité magnanime, sait aussi se montrer démoniaque.
J'ai beaucoup de compassion pour M. D... :))